Nouveaux OGM : pour un « principe de précaution scientifique »

by Giuseppe Longo

https://blogs.mediapart.fr/les-amis-de-la-generation-thunberg/blog/310723/nouveaux-ogm-pour-un-principe-de-precaution-scientifique

Au principe de précaution, nous devrions ajouter un « principe de précaution scientifique ». Bref, que l’on ne peut pas agir sur la nature sur la base de principes qui sont manifestement faux. La science est l’invention de cadres théoriques nouveaux, à partir d’un recul critique quant aux principes mobilisés et explicités. Sans cela, la technoscience, dans toute sa puissance, devient un cauchemar.

Ces derniers mois, une campagne acharnée, à l’aide de nombreux « lobbyists », est en train de faire passer, au niveau du Parlement et de la Commission Européenne, les NGT (New Genetic Technologies) comme variante admissible pour cultiver des OGM (Organismes Génétiquement Modifiés) en Europe. Le European Network of Scientists for Social and Environmental Responsibility (ENSSER), avec d’autres Organisations Non-Gouvernementales, est en train de conduire une bataille politique et scientifique difficile contre ces nouveaux produits.

Les motivations pour cette nouvelle commercialisation font référence à la soi-disant « naturalité » de ces puissantes techniques en génomique, nommées CRISPR-Cas9, qui se basent sur une importante découverte scientifique, d’il y a une vingtaine d’années, sur la manière dont les bactéries cassent l’ADN de certains virus. Or, une chose sont les processus qui ont lieu dans des contextes évolutifs très complexes, affinés par une longue histoire biologique, une autre est leur usage en dehors de laboratoires bien confinés. Dans ces laboratoires, on a démontré la grande utilité de CRISPR pour l’analyse de l’ADN et de l’ARN et on en a compris la grande puissance ainsi que ses limites (voir les citations dans le compte-rendu plus bas), car ces outils sont tout sauf très « précis », comme on le prétend. Déjà dans le cas des OGM jusqu’à présent interdits en Europe, les pesticides auxquels ils sont résistants ou les toxines qu’il produisent s’attaquent à maints symbiotes, bien au-delà du parasite visé, en faisant des massacres sur l’humus, la couche vivante du sol essentielle à la fertilité. En effet, ces molécules agissent, avec des probabilités certes plus basses que sur le parasite cible, sur presque tout ce qui est vivant. Le même manque de précision et l’impossibilité de « pilotage » parfait de la plante dans l’écosystème concerne aussi ces NGT. Toutefois, on prétend qu’elles peuvent nous permettre de « contrôler parfaitement » le développement et l’insertion dans l’écosystème des plantes concernées, sur la base de principes « scientifiques » erronés – voir points 1 et 2 plus bas – et sans accepter un débat sur les faillites des OGM existants, eux aussi basés sur les mêmes principes.

C’est ainsi que j’ai proposé aux collègues de l’ENSSER que, au « principe de précaution » que l’on mentionne souvent, nous devrions ajouter un « principe de précaution scientifique ». Bref, que l’on ne peut pas agir sur la nature sur la base de principes qui sont manifestement faux (et parfois reconnus comme faux même par les promoteurs des NGT, normalement en privé – un comportement qui est une nouveauté en science, en dehors de toute éthique scientifique).

L’application des OGM et des NGT dont nous parlons repose en effet sur deux grands principes :

1 – le Dogme Central de la Biologie Moléculaire (synthétiquement : l’« Information » contenue dans l’ADN est « complète » quant au développent et l’évolution des organismes (Crick, 1958) – voire « le développement est entièrement écrit dans l’ADN » tel un programme informatique) ; tout apport de l’épigénétique est exclu ;

2 – l’affirmation selon laquelle les interactions macromoléculaires sont « exactes », (stéréo-) spécifiques, comme, disent-ils, la « correspondance clé-serrure » ou « main-gant » … « nécessaires pour transmettre l’information génétique », en citant (Monod, 1970). Cela fait de la cellule, voire de l’organisme, un « mécanisme cartésien » … « une algèbre booléenne », selon ce dernier.

Le second principe n’est pas moins important ni moins manifestement faux que le premier : depuis des décennies la physico-chimie traite ces interactions de façon statistique – les macromolécules ont des énormes oscillations, s’agitent dans un flot brownien et presque toutes leurs affinités chimiques dépendent aussi du contexte. Les deux sont à la base d’une vision mécaniciste (cartésienne) du vivant qui a un ancien essor : Francis Bacon (1561 – 1626, cité depuis les années 1930 par les promoteurs de l’ingénierie génétique) nous expliquait qu’il faut considérer et traiter les animaux et les plantes comme des machines … les reprogrammer à loisir à partir des « gènes égoïstes » qui les encodent complètement, disent les chantres du géno-centrisme d’aujourd’hui : tout est information, codé dans les gènes, modifiable à loisir.

Sur la base de ces principes, on peut en effet écrire que nous avons le « pouvoir de contrôler l’évolution », selon le titre (et le contenu) du livre de J. Doudna 2017 (Prix Nobel, 2020, pour la remarquable technique inventée), la reprogrammer en agissant sur l’ADN « exactement », en « l’éditant », « comme avec des ciseaux » … alors que dans les laboratoires ces mêmes auteurs agissent sur des grands nombres de cellules, en « choisissant » les cellules où le processus a marché (cherry-picking). Le livre de J. Doudna est un paradigme de cette approche géno-centrée, basée sur les deux principes cités plus haut (le premier de façon explicite, le deuxième de façon implicite et sournoise) et sur une vulgarisation publicitaire des NGT, riche de promesses dénuées de critiques, sans aucune réflexion sur les limites et les faillites des OGM existants, qui aurait dû résoudre le problème de la faim dans le monde (disait-on en 2000), et encore moins sur les limites de ces nouvelles techniques.

La science, au contraire, est l’invention d’une pensée nouvelle à partir d’un recul critique quant aux principes mobilisés, eux-mêmes bien explicités. Sans cela, la technoscience, dans toute sa puissance, devient un « cauchemar », comme celui que nous vivons suite aux techniques d’ingénierie extractivistes sans limite qui ont modifié le climat – je pense au rôle de l’extraction d’énergies fossiles par des techniques toujours plus innovantes et très puissantes, ainsi qu’à leur usage acritique, sans une pensée pour la Terre et son atmosphère. Mes propositions pour sortir de ce cauchemar technoscientifique sont résumées dans cette chronique (de quatre minutes) sur France Culture.

Bref, ces techniques d’ingénierie génétique sans science ne sont pas adaptées à nous faire vivre dans un écosystème, que l’on se doit avant tout de comprendre. Et nous pouvons en montrer les limites scientifiques : un cadre théorique faux ou incomplet ; des cibles génétiques souvent inatteignables ; des effets hors cible ; des échecs antérieurs quant aux autres formes de manipulation génétique, et, enfin, l’imprévisibilité intrinsèque de nombreuses conséquences phénotypiques et écosystémiques d’une technique aussi puissante – pour un compte-rendu et des références, lire cet article.

Dans ce cadre, accepter des OGM, basées sur ces NGT, qui « ne produisent pas plus de 20 mutations » (comme on le propose) est un non-sens : en aucun cas on ne peut prédire le nombre exact des mutations effectivement induites par ces techniques.

Agir sur l’environnement sur ces bases, c’est comme confier des missiles capables d’atteindre Mars à des scientifiques du XIe siècle, travaillant selon l’approche théorique ptolémaïque (géo-centrée) : non seulement ces missiles n’atteindraient jamais Mars, mais ils exploseraient ou tomberaient très probablement sur une ville proche, car ils ne tiendraient pas compte de la rotation de la Terre, typiquement (voir cet article). En plus de demander d’être prudents (le principe de précaution traditionnel), il faut insister sur le cadre théorique manifestement faux de ces technologies et le devoir de précaution scientifique de s’en éloigner, de ne pas les mettre en œuvre. Cela se fait dans certains débats, mais bien trop peu.